La production cinématographique fait appel à la dette privée

Interview d’Align Group, spécialiste du financement cinématographique

  • Un marché en forte croissance, décorrélé des marchés financiers
  • La montée en puissance des plateformes de streaming
  • Un nouvel environnement dynamique, générateur d’opportunité et de rendement

Quelles sont les grandes tendances qui animent aujourd’hui le marché de la production cinématographique ?

La montée en puissance des plateformes de streaming est le mouvement de fond qui domine aujourd’hui l’évolution du secteur. Les Netflix, Amazon, Disney et autres ont vu leur croissance s’envoler pendant les gigantesques phases de confinement dues au covid.

La fermeture généralisée des salles de cinéma leur a valu un développement accéléré qui a bouleversé la dynamique du secteur. Selon les chiffres de la Motion Picture Association, le marché filmographique mondial s’est élevé en 2021 à plus de 320 milliards de dollars. Il a retrouvé, et même dépassé les niveaux qui étaient les siens en 2019, avant le covid. Dans cet ensemble, l’offre digitale a clairement explosé. En 2019, elle dépassait légèrement 40 milliards de dollars. En 2021, elle est passée au-dessus des 70 milliards, toujours selon les chiffres de la MPA.

Avant que l’épidémie de covid n’éclate, en mars 2020, l’exploitation en salle constituait la part de recettes la plus importante pour un film. Dans un deuxième temps, venaient s’y ajouter les ventes aux chaines de télévision, aux circuits DVD et aux services VOD, selon un calendrier et un processus très ordonné. Aujourd’hui, les plateformes de streaming ont pris un tel ascendant, aussi bien en amont et en aval de la chaîne, que ces règles ont volé en éclats. Les sociétés de production habituées à des schémas de distribution classique doivent désormais composer avec un nouvel environnement.

Dans quelle domaine la montée en puissance des Netflix & Co a-t-elle le plus d’impact ?

Essentiellement sur la production de contenus, en forte hausse. Les plateformes de streaming se livrent une concurrence acharnée pour gagner toujours plus d’abonnés. Au troisième trimestre 2022, Disney+ et Netflix comptaient chacun environ 220 millions d’abonnés.

La concurrence se décide aujourd’hui en grande partie sur les contenus, que ce soit en termes de volume ou de qualité. Les plateformes doivent alimenter des parcs d’abonnés toujours plus exigeants dans leurs modes de consommation. Il en résulte pour le secteur une croissance d’autant plus forte que le nombre de projets augmente en même temps que les budgets de production. L’an passé, 220 milliards de dollars ont été investis à l’échelle globale dans les contenus cinématographiques. A elles-seules, les plateformes de streaming en ont financé 50 !

Pourquoi avez-vous choisi de vous positionner sur le secteur de la production cinématographique ?  

Nous sommes présents dans ce secteur depuis déjà vingt ans mais nous n’avons rarement vu autant d’opportunités qu’en ce moment. La production cinématographique présente des caractéristiques très porteuses. Elle connait une forte croissance depuis une dizaine années mais cette croissance s’est accélérée récemment avec l’arrivée des plateformes de streaming.

Ensuite, c’est un secteur complétement décorrélé des marchés financiers. Lorsque nous levons des fonds auprès d’investisseurs actifs sur ces marchés, nous leur offrons donc une alternative intéressante, à plus forte raison dans la période actuelle. Enfin, dans le domaine où nous nous sommes spécialisés, celui des films indépendants, nous avons à répondre à des carences de financement et à une faible présence des établissements bancaires, rendant l’accès plus compliqué à des outils et à des instruments financiers.

Quelle taille représente ce segment ?

Entre 15 et 20 milliards de dollars. C’est un univers très médiatisé mais, en proportion, sa taille est très limitée et c’est la raison pour laquelle les banques s’y intéressent peu. Le marché n’est pas énorme et les modes de financement varient beaucoup d’un film à l’autre. Les banques n’ont donc pas les capacités pour analyser chaque projet et concevoir des solutions qu’elles ne peuvent pas standardiser de toute façon.

Qu’est ce qui vous rend légitime sur ce segment ?

Nous travaillons dans la production et le financement de films depuis une vingtaine d’années. Nous avons commencé en Belgique en 2004, avec Umedia, en montant un premier fonds d’investissement grâce au système d’incitations fiscales proposées par le gouvernement. Nous avons pu lever ainsi plus de 500 millions d’euros qui ont servi à financer plusieurs centaines de films. Grâce à cette expertise, nous avons identifié d’importants besoins de financement et réfléchi à des solutions attrayantes, tant pour les producteurs que pour les investisseurs.

Dans la pratique, nous assurons l’intermédiation entre le monde des créatifs et celui des financiers, dans la mesure où nous comprenons les besoins des uns et des autres.

Quel positionnement avez-vous choisi plus précisément avec votre société Align ?

Nous opérons deux fonds de dette, qui servent à financer la production de films ou de séries indépendants. Avec ces deux fonds, nous assurons donc les fonctions que remplissent les banques dans d’autres industries. Les fonds de dette ont cet avantage d’offrir des rendements attrayants, sans prendre de risque au box office par rapport aux risques qu’ils assument. Nous sommes dans un secteur où la demande pour des financements est en forte croissance mais où l’offre ne suit pas. De plus, nous évoluons aussi dans un milieu où la concurrence est encore aujourd’hui relativement limitée.

De manière générale, comment se finance un film ?

Plusieurs instruments entrent dans la structure de financement d’un film, sachant que les modèles varient fortement d’un projet à l’autre. La première source de financement sur laquelle se concentre un producteur est celle des aides et des subventions accordées par les régions ou les Etats, voire par l’Union européenne, pour soutenir le cinéma et la culture tout en attirant sur leur territoire l’activité économique liée à la production. Il s’agit du mode de financement le moins cher.

Viennent ensuite les préventes. Pour certains films, il se peut que les distributeurs achètent les droits d’exploitation avant même que la production ne soit lancée. Ils paient donc pour cela des avances. Mais, dans la plupart des cas, les distributeurs ne s’engagent sur un film que lorsqu’il a été bouclé. Nous entrons alors en jeu avec nos instruments de dette pour couvrir les besoins en cash flows nécessaires à la production.

Il est possible également d’avoir des apports de type private equity, auquel cas les investisseurs se rémunèrent après que tous prêteurs aient été remboursés. Dans la production du film, il reste un peu de place pour la dette senior, basée sur les estimations de vente que peut réaliser le film auprès des distributeurs qui ne l’ont pas préacheté. Et pour les queues de budget, il faut mentionner enfin le placement de produits qui n’entre en ligne de compte que de manière assez marginale.

Quelle est la clé de répartition entre ces différents modes de financement ?

Chaque film est différent mais, pour vous donner un ordre de grandeur, les subventions représentent environ 20 à 25%, les préventes environ 30% et le private equity ajouté à la dette senior se partagent le reste du budget.

De quelle manière intervenez-vous avec vos instruments de dette ?

Nous avons mis en place trois tranches de dette qui correspondent aux attentes des producteurs et des investisseurs, notamment en termes de rendement ajusté du risque.

La première tranche correspond au cash-flow de contrat. Nous escomptons les contrats de prévente ou les subventions parce qu’elles sont généralement versées lorsque le film est bouclé. D’ailleurs, sur ce point, il est important de signaler que nous contractons des assurances qui garantissent le bon déroulement de la production en termes de calendrier et de respect des budgets. Cet aspect est spécifique à notre industrie.

La deuxième tranche que nous proposons est de la dette senior. Nous apportons des financements en tenant compte des ventes que le film est en mesure de réaliser. Nos estimations sont assez conservatrices car ces ventes ne sont pas couvertes contractuellement. La dette senior est donc plus risquée mais elle est aussi plus rémunératrice.

La troisième tranche est plus petite. Nous proposons un bridge loan pour couvrir les dépenses à engager dans la période de pré-production, qui dure environ deux mois, quand les financements ne sont pas encore disponibles. Dans la plupart du cas, ils ne le sont qu’en début de tournage. C’est donc une tranche qui s’étend sur une durée très courte puisque le remboursement a lieu quand le tournage commence, et les taux sont très rémunérateurs, de l’ordre de 1 à 2% par semaine.

Quels sont les rendements proposés sur ces tranches ?

La dette senior est rémunérée à hauteur de 16 à 20% par an. Les escomptes de contrat rapportent 8 à 12%, rendement d’autant plus attractif que les subventions sont délivrées par de bonnes contreparties institutionnelles. D’où l’intérêt de s’intéresser à ce secteur au vu des opportunités qu’ils génèrent.

En termes de budget, sur quel type de production vous engagez-vous ?

Nous nous concentrons typiquement sur des films dont les budgets tournent entre 3 et 30 millions d’euros.  

A titre d’exemples, sur quels films avez-vous travaillé récemment ?

L’année a été chargée. Nous avons co-produit « Le Petit Nicolas » film d’animation présenté au festival de Cannes en mai, en sélection officielle hors-compétition. Il retrace la genèse de l’œuvre par ses deux auteurs, Sempé & Goscinny, avec les voix d’Alain Chabat et laurent Laffitte. Nous avons travaillé aussi sur « Good luck to you Leo Grande », film anglo-saxon dont Emma Thompson est l’actrice principale. Le film a été présenté en avant-première au festival de Sundance en janvier puis à Berlin en février. Il a remporté un très beau succès critique. Et nous avons également participé au financement de « Paws of Fury », un film animation grand public, avec les voix de Samuel Jackson et de Ricky Gervais pour le marché américain. Paramount en a acheté les droits pour une diffusion sur 3 à 4’000 écrans aux Etats-Unis.

Jouez-vous un rôle dans la production des films que vous financez ?

Bien sûr. C’est d’ailleurs ce qui fait notre force. Il est important pour nous de nous assurer que nos investisseurs se sont engagés sur des projets qui se déroulent comme prévu. Nous intervenons donc dans le processus créatif pour que le film soit conforme à ce que nous en attendons sur le plan qualitatif et nous intervenons également sur l’ensemble de la chaîne de revenus pour contrôler les rentrées et veiller aux intérêts de nos investisseurs.

Quel est le rôle de DECALIA S.A. ?

DECALIA S.A. est une société de gestion indépendante qui gère les actifs de clients privés et institutionnels. Son activité Private Markets a développé un positionnement unique comme partenaire stratégique et « accélérateur » pour des équipes de gestion émergentes et talentueuses. Après une due diligence poussée, DECALIA a décidé de nous accompagner dans notre croissance.  Les associés DECALIA ont également engagé leurs capitaux personnels dans notre premier et second fonds, afin d’assurer un alignement d’intérêts.

Adrian Politowski et Nadia Khamlichi sont respectivement CEO et Chairwoman de la société Align Group, lancée en 2019. En 2004, ils ont créé la société Umedia, l’un des plus grands groupes de financement et de production cinématographique d’Europe. Sous leur mandat, le groupe a levé et financé plus de 600 millions de dollars de contenu et coproduit plus de 450 films, tandis que sa division VFX est devenue la plus importante du Benelux.