Après son âge d’or, le «private equity» mute

Après l’euphorie des années 2010, les investissements dans des sociétés non cotées en bourse font face à des taux d’intérêt plus élevés et ces dernières à des difficultés à revendre leurs positions. Avec des craintes sur les performances à venir.

Est-ce la fin de l’age d’or de private equity? Ces investissements dans des sociétés non cotées ont connu une croissance éblouissante après la crise financière de 2008, pour dépasser 10 000 milliards de dollars fin 2023 – trois fois plus que dix ans auparavant. Les raisons sont bien établies, notamment l’accès à des opportunités plus attractives (Google, Amazon ou Nvidia ont été soutenus par des fonds privés à leurs débuts) et des rendements supérieurs à ceux des marchés cotés. Cette surperformance constitue le pendant de la longue immobilisation des capitaux dans le private equity, puisque les entreprises sont généralement détenues entre cinq et sept ans. Longtemps réservée aux grandes fortunes et aux institutionnels, cette classe d’actifs très rémunératrice pour les intermédiaires financiers a été beaucoup mise en avant par les banques ces dernières années, en Suisse comme ailleurs, pour les clients de la gestion de fortune mais aussi parfois pour le grand public. Cette démocratisation est parfois vue comme le signe d’un essoufflement de ce type de gestion, qui irait chercher les derniers clients possibles. Après la phase d’euphorie des années 2010, la remontée des taux d’intérêt a rendu plus difficile de réaliser des sorties (voir notre lexique ci-dessous), avec des conséquences négatives pour la dynamique du private equity.

Cercle vicieux

Pionnière des investissements alternatifs, l’Université Yale a récemment fait lever quelques sourcils, en décidant de vendre pour plus de 2 milliards de dollars d’investissements en private equity. D’autant plus que son fonds de dotationde 41 milliards de dollars, investi à 40% en private equity, a généré une performance de 5,7% l’an dernier, soit moins que la moyenne de 9,5% enregistrée au cours de la dernière décennie. Harvard et d’autres universités de l’Ivy League réduisent aussi leur exposition à cette classe d’actifs. Par ailleurs, les six plus grandes sociétés cotées de private equity ont redistribué deux fois moins d’argent à leurs investisseurs durant le premier trimestre qu’un an auparavant, à 11 milliards de dollars. Ce sont les signes que l’âge d’or du private equity touche à sa fin, avance le spécialiste de l’innovation Nicolas Colin dans un récent essai très remarqué. La paralysie n’est pas loin, affirme-t-il. Le ratio entre sorties et investissements est tombé en dessous de 0,5, ce qui signifie que les acteurs du private equity vendent moins de la moitié de ce qu’ils achètent. Au premier trimestre, les sorties ont ainsi atteint un plus bas depuis deux ans, selon S&P.

Or sans sorties, pas de distributions (c’est-à-dire de retour de capital aux investisseurs), donc pas de possibilité de lancer de nouveaux rachats. Sans sorties, les fonds de private equity ne peuvent pas démontrer de performance et donc difficilement attirer de nouveaux capitaux.

Question de maturité

Les taux bas qui ont suivi la crise de 2008 permettaient d’emprunter massivement pour acquérir des entreprises. Même si les rendements nominaux étaient faibles, la performance finale était acceptable grâce à cet effet de levier. «Mais le secteur connaît actuellement une vague de refinancements à des taux plus élevés, ce qui explique en partie les problèmes de liquidité qu’il traverse», avance Marc Syz, le patron de Syz Capital, l’entité du groupe bancaire genevois dédiée aux marchés privés (plus de 2 milliards de francs d’avoirs sur les marchés privés).

On assiste effectivement à un blocage sur le marché, enchaîne Nicolo Miscioscia, associé chez DECALIA. «Personne ne vend, car beaucoup ont souscrit à des valorisations élevées, qui ont ensuite baissé. En conséquence, les distributions se font plus rares. En même temps, les gérants sont sous pression pour déployer les sommes d’argent record levées dans les dernières années», résume le responsable de l’activité de private equity. Ce dry powder atteignait 1600 milliards de dollars en début d’année, selon EY. Après la forte croissance des dernières années, les portefeuilles ne sont parfois pas arrivés à maturité et il est trop tôt pour sortir de certaines entreprises qui n’ont pas été complètement optimisées, nuance Christian Skaanild, associé de Bordier et spécialiste du private equity, qui voit davantage un phénomène de maturation en cours que la fin d’une période dorée.

L’extension des périodes de détention n’est pas forcément problématique pour deux raisons, analyse son collègue Frédéric Bottin, gérant: «Le private equity représente rarement plus de 5% de l’allocation d’un client, et si les entreprises sous-jacentes continuent à améliorer leurs fondamentaux (chiffre d’affaires, Ebitda), les détenir plus longtemps en portefeuille n’est pas un problème, tout comme le propriétaire d’un bien immobilier peut continuer à l’occuper ou à percevoir des loyers, même s’il met plus longtemps que prévu à le vendre.»

Responsable du private equity chez ODDO BHF, Richard Clarke-Jervoise parle d’une normalisation après un super-cycle dans les années 2015-2020. Pendant cette période, «le private equity a attiré beaucoup de capitaux, peut-être trop, car les investisseurs institutionnels en avaient besoin pour dégager des rendements», mais la remontée des taux post-pandémie a réduit les investissements, les sorties et l’appétit des institutionnels, «qui recevaient à nouveau du rendement dans l’obligataire».

L’oxygène du marché secondaire

Il reste donc un important inventaire de sociétés en portefeuille qui doit encore être digéré par le marché. Les fonds lancés au milieu des années 2010 (on parle de «vintage») sont souvent vus comme plus risqués, car ils ont investi à des valorisations élevées et dans des taux bas, alors que ceux conclus dès 2022 ou 2023 devraient fournir des performances plus fortes car les valorisations ont baissé.

Comme réponse à la pénurie d’introductions en bourse (IPO), le marché secondaire a connu un rapide développement ces dernières années et permet aux investisseurs qui le souhaitent de vendre. On voit aussi des «IPO privées», un oxymore qui signifie que lorsqu’une entreprise est contrôlée par un actionnaire d’une taille suffisante, celui-ci peut racheter les parts des vendeurs.

Des fonds dits «evergreen» (sans date de fin) ont été développés, car plus adaptés aux clients des banques de détail, qui n’ont pas à se soucier des appels de fonds ou des distributions, ces fonds leur permettant de sortir ou d’entrer en une fois. Des véhicules dits «semi-liquides» proposés par de grands acteurs à destination du grand public peuvent présenter un risque, affirme Frédéric Bottin, le gérant de chez Bordier: «Des petits investisseurs peuvent entrer à des montants de 10 000 ou 20 000 dollars dans ces fonds, qui sont présentés comme moins risqués et sont supposés pouvoir sortir à tout moment. Mais en pratique, il n’est pas possible de retirer par exemple plus de 5% des avoirs par trimestre. Et de manière plus générale, cette possibilité de sortir à tout moment peut se trouver en contradiction avec la nature des avoirs sous-jacents, qui sont illiquides.» Une autre source d’interrogations concerne les rendements, historiquement supérieurs de 700 points de base (7%) par an à ceux des marchés publics, selon Frédéric Stolar, le patron d’Altaroc, interrogé dans le podcast Basis Point. Le profil risque/rendement du private equity s’est dégradé depuis une quinzaine d’années, enchaîne Marc Syz. «La corrélation entre le private equity et les marchés cotés a nettement augmenté. Les rendements historiques très élevés ont provoqué un engouement colossal, ce qui a engendré une saturation, une concurrence exacerbée et une augmentation des valorisations sur le marché du private equity. Il est donc plus difficile de produire des rendements significatifs», estime le Genevois, dont la société s’est positionnée dès sa création en 2017 vers des cibles ou des secteurs non corrélés, comme le financement de contentieux, ou certains autres secteurs comme les royalties (dans la pharma ou la musique) ou les assurances vie. Chez DECALIA, Nicolo Miscioscia est également d’avis que les rendements risquent à terme de s’aligner sur ceux du monde coté. A l’inverse, Richard Clarke-Jervoise d’ODDO BHF, estime toujours que les rendements du private equity devraient demeurer supérieurs à ceux des marchés publics, mais les éléments clés du succès vont évoluer. «Il s’agira, d’une part, de mieux identifier les tendances qui induisent une transformation des entreprises, comme l’adoption du numérique, l’IA ou le vieillissement de la population, et, d’autre part, d’avoir des gérants capables d’accompagner cette transformation sur le plan opérationnel.»

«Le private equity n’est pas mort, reprend Marc Syz. Des opportunités existent toujours, notamment dans les PME européennes, qui affichent des valorisations inférieures de 30 à 40% par rapport aux Etats-Unis.» Les secteurs cycliques ont été recherchés par les fonds, qui sont aussi allés vers des activités plus B2B récemment, en prévision de la période plus difficile qui s’annonce au niveau macroéconomique. Les valorisations se normalisent et le private equity va lever moins d’argent, tout en traversant une phase de consolidation qui avantagera les grands acteurs, avance encore Richard Clarke-Jervoise, d’ODDO BHF. Qui voit des parallèles avec les périodes qui ont suivi l’éclatement de la bulle internet en 2000 et la crise financière de 2008: «Les périodes de détention s’étaient aussi rallongées et les gérants affichant de bonnes performances ont continué à lever de l’argent, tandis que les autres sont sortis du marché.»

Un environnement de taux d’intérêt bas couplé à une reprise des IPO et des fusions-acquisitions et à un apaisement des tensions géopolitiques favoriserait les sorties et permettrait de rendre davantage de capitaux aux investisseurs, avance Andreas Nicoli, responsable du private equity à la Banque cantonale de Zurich. Finalement, le fait que Yale vende des positions ne reflète pas une perte de confiance dans le private equity, conclut Christian Skaanild, de Bordier. «Cette classe d’actifs représentait environ 40% du portefeuille de Yale, ce qui est supérieur à la moyenne des fonds des grandes universités. Yale vend pour abaisser cette exposition, qui était peut-être exagérée, et pour pouvoir assumer les futurs engagements que son fonds a pris, toujours dans le private equity».

TRANSFORMATIONS

Après l’euphorie des années 2010, les investissements dans des sociétés non cotées en bourse font face à des taux d’intérêt plus élevés et ces dernières à des difficultés à revendre leurs positions. Avec des craintes sur les performances à venir.

L’année 2021 a permis un nombre inhabituellement élevé de sorties – à plus de 4400, contre 2100 à 3400 pour les années précédentes – grâce à des marchés porteurs. Depuis, la tendance est résolument à la baisse, avec des conséquences non négligeables pour l’industrie.

«Le secteur connaît une vague de refinancements à des taux plus élevés, ce qui explique en partie les problèmes de liquidité qu’il traverse» Marc Syz, le patron de Syz Capital «Entre 2015 et 2020, le «private equity» a attiré beaucoup de capitaux, peut-être trop». Richard Clarke-Jervoise, responsable du Private Equity chez Oddo BHF.

Le modèle en place depuis un demi-siècle est en voie d’exhaustion structurelle, explique Nicolas Colin dans son essai intitulé «The End of Private Equity’s Golden Age». Le private equity a émergé dans les années 1970 pour imposer de la discipline financière à des entreprises peu optimisées, qui avaient atteint un plateau dans l’âge du pétrole, de l’automobile et de la production de masse. A l’époque, les précurseurs du private equity étaient ravis d’acquérir des filiales de conglomérats ou des sociétés familiales ayant un problème de succession. Une bonne dose d’optimisation plus tard (parfois en épuisant l’entreprise elle-même, selon une critique récurrente du private equity), elles étaient revendues avec un confortable profit. Comme dans les années 1970, l’économie actuelle traverse une phase de maturité, avec moins de croissance et davantage de priorités mises sur la consolidation plutôt que sur l’innovation, estime encore Nicolas Colin. Le private equity serait en quelque sorte victime de son succès, avec moins d’entreprises à améliorer et des conditions moins favorables aux sorties.